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Les écosystèmes au cœur de la Transformation Digitale

Interview & Analyse

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27/08/2021

L’Oréal comme source d’inspiration


Innovation digitale, transformation digitale, révolution digitale… Les expressions associées à « Digital » sont partout et laissent souvent perplexes les dirigeants et acteurs des entreprises qui, confrontés à la nouvelle donne numérique, oscillent entre enthousiasme exagéré et crainte d’être dépassés.

C’est ainsi que pour mieux comprendre les enjeux du Digital, en cerner les implications et trouver des sources d’inspiration, notre ouvrage « Digital Makeover »[1] décrit et analyse la façon dont L’Oréal, une entreprise iconique du secteur des biens de consommation, a mené ce qui est une des transformations majeures de son histoire plus que centenaire, la révolution digitale, qui a été initiée il y a maintenant plus de 10 ans.

Alors comment expliquer une telle réussite ? Nous avons pu mettre en évidence des points clés : la capacité à se réinventer en s’appuyant sur les fondements du passé et de l’identité, un cheminement centralisé stratégiquement et décentralisé opérationnellement, la place centrale de la dimension humaine et l’intégration de l’écosystème tout au long de cette transformation, et c’est ce dernier aspect que nous allons aborder ici.

En effet, dans le monde entier et à travers ses différentes marques et divisions, L'Oréal a développé et entretenu de solides écosystèmes qui rassemblent un large éventail de partenaires en amont et en aval, des fournisseurs de matières premières aux prestataires logistiques, en passant par les distributeurs, les détaillants, les pure players du e-commerce, les coiffeurs, les influenceurs, les conseillers beauté et les consommateurs eux-mêmes. Le développement de ces écosystèmes est sans nul doute l'un des éléments les plus déterminants de la transformation digitale de L'Oréal.

 

L’Oréal, 10 ans de transformation digitale

Pour mieux comprendre comment va s’opérer la transformation digitale, donnons rapidement quelques éléments de contexte : L’Oréal, c’est une entreprise que tout le monde connait mais qui reste paradoxalement méconnue. Leader du secteur mondial des cosmétiques depuis plus de 30 ans, l’entreprise possède plus de 300 marques dont 36 marques mondiales parmi lesquelles on peut citer Lancôme, Yves Saint Laurent ou Armani pour les produits de luxe, L’Oréal Paris, Garnier, ou Maybelline pour les produits de grande consommation, La Roche-Posay et Vichy pour la parapharmacie et bien sûr, sur le marché d’origine de l’entreprise, les produits professionnels pour coiffeurs comme L’Oréal professionnel, Kerastase ou Matrix. L’Oréal est implanté dans 150 pays, compte 90000 employés et réalise un C.A. d’environ 30 Milliards d’euros par an.

Alors, comment une telle entreprise a mené et réussi sa Transformation Digitale ?

Tout a commencé en 2010 quand Jean-Paul Agon, le PDG du groupe a, selon son expression « sonné le tocsin », annonçant qu’un tsunami digital allait complètement transformer la vie des entreprises. Il n’a eu alors de cesse depuis de convaincre chacun de la nécessité de s’y préparer et d’agir pour intégrer le digital dans toutes les activités de l’entreprise et au-delà, avec les partenaires de l’écosystème.

De façon un peu schématique, la Transformation Digitale s’est déroulée en deux phases : une 1ère phase de 2010 à 2014 où le mot clé était l’expérimentation. Chaque « loréalien » a été encouragé à initier un projet digital, que ce soit pour travailler avec les influenceurs, exploiter des data ou créer des services innovants pour les coiffeurs, partenaires historiques de l’entreprise. L’objectif de cette 1ère phase était clairement d’embarquer tout le monde et de démontrer l’intérêt et la viabilité du digital quels que soient l’activité, le marché ou la fonction. Jean-Paul Agon a qualifié cette phase de chaos organisé ou de « volcan » expliquant que "c’était un peu chaud" mais que ça produisait beaucoup d’énergie. Cela dit, au bout de 4 ans, il a semblé nécessaire de canaliser toutes les initiatives.

Et ce fut donc la 2ème phase de la Transformation Digitale avec la nomination de Lubomira Rochet, venue de l’extérieur de l’entreprise et du monde de la beauté et qui a, dès le départ fait partie du Comité Exécutif. Sa mission a alors été d’établir et de mettre en œuvre la feuille de route pour aller plus loin et plus intensément dans la digitalisation. Elle a tout à la fois élaboré la stratégie digitale et créé un noyau d’experts facilitateurs dont le rôle a été, et est toujours, d’appuyer les équipes et de diffuser les bonnes pratiques, dans un système d’incessants bottom-up et top-down.

Les résultats aujourd’hui sont probants avec un quart du C.A. qui est réalisé en e-commerce, 1.25 Milliards de visites sur les sites ou 2/3 des médias en digital pour ne citer que quelques chiffres. De plus, l’entreprise a su faire face avec succès aux défis de la pandémie. Aujourd’hui c’est une 3ème phase qui commence avec une nouvelle CDO, Asmita Dubey, qui a notamment beaucoup travaillé en Chine, un marché pionnier pour tout ce qui est digital…

Alors que peut-on apprendre de ce qui est considéré dorénavant comme l'une des plus belles réussites de Transformation Digitale quand on s’interroge sur la place essentielle qui est occupée par les écosystèmes ?

 

De la chaîne à l'écosystème

L'« écosystème » est un terme qui est devenu largement utilisé dans les entreprises notamment à l'ère numérique. Il désigne à la fois le système d'interactions organiques qui se développent entre différentes parties conscientes des opportunités qu'offre la construction d'une relation avec l'autre, et le système stratégiquement porteur qui résulte des efforts d'une entreprise pour développer ces relations. Si cette définition n’a rien de révolutionnaire, il est toutefois important de souligner la place centrale de l’entreprise autour de laquelle se tisse l’écosystème et qui va jouer un rôle central dans son fonctionnement.

Pour cette entreprise, on passe d’une chaine de valeur linéaire avec des transferts unidimensionnels à des relations multiples, multilatérales et interdépendantes. Prenons les liens entre L’Oréal et les coiffeurs, partenaires stratégiques de l’entreprise. L’Oréal va très naturellement les intégrer à sa transformation digitale en les aidant eux-mêmes à se digitaliser et va leur apporter son expertise numérique avec, par exemple, une plateforme de prise de rendez-vous en ligne, des applis d’essais virtuels de teinture pour les clients ou une offre de formation avec la création d’un Bachelor « Coiffure et Digital » en 2020. Ainsi, la transformation digitale n’est pas seulement interne, elle va bien au-delà des frontières habituelles de l’organisation.

 

Les caractéristiques clés des écosystèmes

L’analyse des écosystèmes « loréaliens » nous a permis de distinguer quelques caractéristiques essentielles :

  • Un objectif commun et de la confiance entre tous les partenaires
  • Une collaboration centrée sur les solutions à offrir aux clients, la notion de « Customer centric » étant un élément stratégique de la révolution numérique des entreprises
  • Le partage des ressources, et notamment des datas
  • L’interdépendance entre chaque membre de l’écosystème
  • Et puis, ce qui a été démontré en ces temps de pandémie, la résilience.

 

Un objectif commun et de la confiance

Il apparait clairement, quand on observe les écosystèmes que chaque membre est convaincu qu’il atteindra ses propres objectifs uniquement en collaborant avec les autres, en partageant le même but, autour d’un objectif commun qui s’accompagne d’un fort niveau de confiance.

Chez L’Oréal, cette idée d’objectif commun s’est clairement manifestée lorsque les premiers signes de l’épidémie de Covid 19 sont apparus en Chine et qu’il a fallu entrer en mode de gestion de crise en impliquant l’ensemble des partenaires. Il est en effet rapidement devenu évident que la demande des consommateurs qui ne pouvait plus être satisfaite par les magasins traditionnels était en train de se transférer vers le e-commerce. Dans le même temps, certaines catégories de produits comme le maquillage ont été délaissées au profit d’autres, notamment les soins de la peau et les produits de bien-être. Les implications en termes de production, de logistique et de distribution ont été considérables et cette crise sans précédent a mis à l’épreuve l’agilité de toutes les équipes opérationnelles de l’entreprise ainsi que celles de ses partenaires. Et si cela a fonctionné avec succès, c’est grâce à la réelle confiance qu’avaient L'Oréal, ses fournisseurs et ses partenaires dans leur capacité à résoudre les problèmes de manière rapide, créative et décisive avec un but commun très précis et la conviction qu'il n'y a pas d'autre moyen d'atteindre cet objectif souhaitable qu'en travaillant ensemble.

C'est grâce à cet objectif et à cette conviction que les partenariats de collaboration fondés sur des objectifs partagés fonctionnent si bien dans des contextes très volatils et incertains.

 

Une collaboration centrée sur les solutions

Un objectif commun certes, mais qui se conjugue avec une collaboration centrée sur les solutions à apporter aux clients. Le ciment de l’écosystème se fabrique à partir de la réponse aux besoins des clients, grâce à la mise en commun de compétences pour servir le client.

Prenons l’exemple de l’appli « Effaclar Spotscan ». Cette réalisation a réuni trois séries d’acteurs très différents pour répondre à un problème de la peau fort courant chez les adolescents, l’acné. Or les jeunes chinois, qui ont de l’acné comme les autres jeunes à travers le monde, ont toutefois moins accès aux soins que dans d’autres parties du monde car la Chine connait un fort déficit en dermatologues qui sont de plus mal répartis sur le territoire. Et là L’Oréal, ou plus exactement la Division Cosmétique Active et sa marque La Roche-Posay, a mobilisé d’une part son réseau de 160000 dermatologues dans le monde, et, d’autre part, les plateformes de distribution en ligne du groupe Alibaba qui ont apporté leur expertise en Intelligence Artificielle et leurs bases de données. C’est ainsi que l’appli « Effaclar Spotscan », lancée en 2019, permet un diagnostic instantané de la peau à partir d’un simple selfie et conduit à des recommandations d’utilisation de produits de soins La Roche Posay, vendus sur les plateformes d’Alibaba, et dans les cas les plus sévères, adresse le jeune client à un dermatologue du réseau. C’est un partenariat multilatéral, non traditionnel qui apporte à chaque membre de la valeur autour d’une solution centrée sur les clients où les partenaires de l'écosystème bénéficient de la forte légitimité associée aux marques de l’entreprise et à ses partenaires médicaux, de la connaissance approfondie qu’a L’Oréal du secteur des soins de la peau ainsi que de ses compétences et de sa capacité à s'adapter avec pertinence aux évolutions de l'environnement.  

     

Le partage des ressources

Autre point essentiel de l’écosystème, le partage des ressources, notamment des datas. Et c’est en partageant les ressources que les membres de l’écosystème vont pouvoir se saisir de toutes les opportunités et pouvoir s’adapter ensuite à l’évolution des besoins des consommateurs et des changements technologiques.

C’est ainsi que L’Oréal a créé les Beauty Tech Labs avec ses partenaires que sont les agences média, où chacun apporte dans cette unité commune ses ressources en termes de data, et on sait la valeur des data, pour pouvoir ensemble performer le mieux possible sur les médias digitaux, aujourd’hui centraux et où chacun est en phase d’apprentissage.

 

Interdépendance

Autre caractéristique essentielle des écosystèmes, l’interdépendance qui réunit tous les membres qui vont évoluer ensemble et partager de nouvelles occasions de coopération. Il est évident que cela représente une grande complexité, parfois certains disent même une certaine schizophrénie.

C’est le cas des liens entre Amazon et L’Oréal : Amazon c’est pour l’entreprise de cosmétiques tout à la fois un distributeur, un concurrent car Amazon commercialise ses propres produits cosmétiques sur certains marchés, un fournisseur, notamment de datas et aussi une société de médias qui publie du contenu pour L’Oréal. Et même si cette dernière a pendant un certain temps hésité à travailler avec le géant du e-commerce, le partenariat qui s’est mis en place maintenant depuis plusieurs années entre les deux entreprises se révèle très profitable, chacune ayant définitivement besoin de l’autre, créant ainsi de la valeur d'une manière qui est difficilement contestable.

 

Résilience

On ne peut parler d’écosystème sans souligner une de ses plus grandes vertus, la résilience, qu’on a notamment pu éprouver avec la crise liée à la pandémie. L’hétérogénéité des membres de l’écosystème fait que la défaillance de l’un ne met pas en péril le système dans sa globalité qui va pouvoir s’adapter. Néanmoins, on constate une notion cardinale entre les partenaires de l’écosystème : la solidarité. Certes, si celui-ci a normalement la capacité de se réajuster dans le cas d’une défaillance de l’un des membres, l’interdépendance conduit à faire tout ce qui est possible pour l’empêcher.

C’est ainsi que L’Oréal a, pendant la pandémie, soutenu certains de ses fournisseurs en difficulté ou certains clients, notamment les coiffeurs très touchés avec la fermeture des salons. Et l’entreprise a également produit du gel hydroalcoolique à destination des soignants mais aussi des pharmaciens et des employés de la grande distribution qui eux aussi sont membres de son écosystème. Et aussi, sans aucun doute, en portant dans cette démarche, de véritables préoccupations humaines et sociales.

 

Au centre, la dimension humaine de l’écosystème

Au-delà de toutes les caractéristiques que nous venons de décrire, ou plus exactement au cœur de ces caractéristiques, on trouve la dimension humaine.

En fait, l’écosystème, c’est l’effacement des frontières entre l’entreprise et son environnement, c’est une révolution copernicienne qu’on connait d’ailleurs très bien avec l’innovation. C’est un changement profond des processus et de la culture.

La performance du vaste écosystème dans des conditions d'énorme stress confirme l'importance des attributs humains des écosystèmes, de leur objectif commun, de leur interdépendance, de leur collaboration axée sur les solutions et du partage des capacités. Loin de s'être éloignée des relations profondément humaines et sociales, la transformation numérique a renforcé le besoin d'une plus grande profondeur dans ces relations. Le message est passé haut et fort chez L’Oréal : ce qui a permis à l’entreprise de survivre à la crise, ce sont les relations au sein des équipes internes et avec leurs partenaires externes. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’au cœur de la stratégie d'écosystème, se trouve l'effacement des frontières entre l'entreprise elle-même et son large écosystème. Pour une entreprise centenaire comme L'Oréal, en dépit de sa longue tradition d'ouverture au monde extérieur et de soutien à ses partenaires, la logique d'écosystème exige un changement profond des processus et de la culture. Ce n’est donc pas étonnant que l’entreprise ait mis en place en 2016 le programme Simplicity pour conduire la nécessaire révolution culturelle et managériale, pour transformer les façons de travailler et de s’organiser.

 

Les enseignements tirés de la crise du COVID-19 et la capacité de L'Oréal à activer l'ensemble de son écosystème pendant la crise sont particulièrement pertinents dans le cadre d'une analyse plus large de la Transformation Digitale de L'Oréal. Si l'entreprise n'avait pas atteint un niveau significatif de préparation au numérique avant la crise, elle n'aurait pas traversé la tourmente aussi bien qu'elle l'a fait.

On a pu voir que les écosystèmes, qui apportent valeur et résilience sont une composante essentielle de la transformation digitale. En n’oubliant jamais que c’est l’humain qui est au cœur de cette transformation !

Juillet 2021

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 [1] « Digital Makeover. How L’Oréal put People First to build a Beauty Tech Powerhouse », B. Collin & M. Taillard, Wiley, 2021


Béatrice Collin, Professeure de Stratégie et de Management International, ESCP Business School et Doyenne de la Faculté, ESSCA






Béatrice Collin est la responsable scientifique de l'Executive Online Certificate Innovation@ESCP Business School, elle est aussi l'auteure des Unités de Compétences suivantes : 

Innover en environnement incertain

Penser autrement pour innover

Innovation et transformation organisationnelle

Management des projets agiles et innovants

 

 


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