Quand l’effet de surprise s’invite au cœur de l’action !
Planifier l’avenir constitue-t-il une garantie contre l’incertitude et les mauvaises surprises du hasard ? Approches essentielles pour quiconque entreprend un projet, la planification et la prospective demeurent malgré leurs limites des outils majeurs de structuration de l’action et de mobilisation des énergies. En revanche, lorsqu’elles débouchent sur une sorte de « culte du plan », les problèmes apparaissent.
Car un plan, quel qu’il soit, demeure une fiction ou du moins un ensemble d’hypothèses dont seul le temps permettra (ou pas) de valider la pertinence. En effet, dans la vraie vie, et face aux plans les mieux pensés, c’est bien l’aléa et ses différents avatars qui viennent donner le rythme du déroulement réel des événements et des actions[1]. On peut même affirmer que la chose la plus étonnante, dans un plan, c’est quand il se déroule comme prévu !
L’inattendu et ses surprises
Il est vrai, par ailleurs que les hommes et les femmes du 21ème siècle semblent avoir de plus en plus de mal à affronter les surprises de l’inattendu. Nous nous attendions à quelque chose et l’inattendu surgit. Mieux encore, l’inattendu prend notre attente par surprise. Il advient littéralement « contre toute attente ». Et nous finissons par perdre non seulement notre disponibilité à l’inattendu mais, ce qui est plus grave, notre appétence à l’inattendu. Raison de plus pour essayer d’en mieux comprendre les mécanismes.
Le dictionnaire nous rappelle qu’est « inattendu(e) » toute circonstance fortuite ou événement « auquel on ne s’attendait pas » et qui donc nous surprend. L’inattendu est non seulement ce qu’on n’attendait pas, mais surtout « ce qu’on n’avait pas lieu d’attendre », car considéré comme impensable, impossible, invraisemblable, improbable, incongru, etc.
L’inattendu est donc un perturbateur d’anticipation, un facteur de désordre dans le champ de l’attendu, de l’espéré ou du redouté. Mettant en cause toute forme d’anticipation, l’inattendu prend par surprise toutes les virtualités préalables perçues par l’acteur en train d’agir.
L’inattendu peut bien sûr être le fait du hasard. Aucune intelligence humaine, aussi subtile soit-elle, ne peut tout prévoir. Et chacun peut se retrouver un jour pris au dépourvu à l’intersection de deux ou plusieurs séries de causes dont il n’avait pas conscience. C’est ce que l’on appellera un concours fortuit de circonstances. Mais ce qui est imprévu pour soi n’est pas toujours imprévisible « en soi » et l’inattendu peut naître aussi bien de volontés extérieures ou de mouvements de l’environnement dont la connaissance nous a échappé.
L’inattendu est donc lié à l’idée de surprise, cet étonnement, voire ce trouble, né du fait que l’on se sent pris à l’improviste. Car l’effet de surprise apparait dès qu’une prédiction ou une anticipation (même implicites) se révèlent brusquement non-conformes au résultat attendu. La surprise est donc clairement l’émotion ressentie lorsque l’on vit, lorsque l’on expérimente quelque chose d’imprévu, qu’il s’agisse d’un événement extérieur, d’une interaction ou d’un état intérieur.
La surprise occupe une place à part dans le champ des six émotions humaines fondamentales, aux côtés de la joie, de la tristesse, de la colère, de la peur et du dégoût[2].
Émotion éphémère, elle ne s’expérimente que dans la courte durée et peut s’émousser, face à un stimulus répété ; il difficile de rester durablement surpris, avec la même intensité, par la répétition d’un même phénomène.
Mais la surprise est aussi une émotion d’énergie. Toute surprise est un choc, qui déclenche une prise de conscience ou un rebond de l’esprit. Il n’est guère étonnant que la surprise soit un outil essentiel dans le monde de l’enseignement et de la formation, en ce qu’elle réveille et stimule la curiosité. Potentiellement, toute surprise est pédagogique et les meilleures pédagogies sont toujours surprenantes, en ce qu’elles incitent à l’attention, à la mémorisation, à l’interrogation voire à l’introspection. Mais sous quelles formes cet inattendu surprenant fait-il concrètement irruption dans nos vies ?
Inattendus en tous genres
Au-delà de l'immense diversité des situations venant tisser la trame de notre vécu, il apparaît que « l’inattendu », dans sa réalité à la fois la plus simple et la plus fondamentale, peut emprunter cinq formes essentielles, qui permettent à la fois d'en mieux comprendre la nature autant que la puissance. Ces cinq formes d’inattendus sont : la rencontre, l'information, le territoire, la demande et l'accident.
La rencontre inattendue.
Une existence humaine, heureuse ou malheureuse, réussie ou gâchée, marquée par la joie ou la détresse, reste dans tous les cas un itinéraire balisé par des rencontres, des moments où l'on s’est trouvé fortuitement en présence de quelqu'un que l'on ne connaissait pas et où cette mise en contact a changé la suite de notre histoire. En d'autres termes, nous passons notre existence à rencontrer des gens, à bâtir des relations, à les renforcer, à les laisser parfois se détériorer, voire à en remplacer certaines par d'autres, etc. Nous sommes fondamentalement des êtres relationnels, pour qui l'interaction avec autrui demeure à la base de ce que nous vivons. Car ce sont bien les rencontres, bonnes ou mauvaises, qui rythment le tempo de nos vies quotidiennes. Sachant qu'il ne serait sans doute pire malédiction pour la plupart d'entre nous que d'apprendre que jusqu'au dernier jour d'une vie encore longue, on ne fera plus jamais de nouvelle rencontre inattendue.
L’information inattendue.
S'il est une chose omniprésente au cœur de nos vies, c'est bien l’information. Sous toutes ses formes, l’information nous entoure, nous réveille, nous alerte, nous stimule, nous agace, nous ennuie, nous remue, bref tente par tous les moyens de maintenir notre attention sous tension, que celle-ci ait pour nom surprise, divertissement, dénonciation ou édification.
Presse, télévision, radio et médias sociaux sont une source inépuisable d’informations inattendues, quelle qu’en puisse être la qualité. Mais grâce à la simple conversation née des rencontres informelles, chacun de nous, jeune ou vieux, homme ou femme, modeste employé ou cadre supérieur, échange chaque jour avec les siens ou d'autres son lot d'informations plus ou moins pertinentes, utiles ou vérifiées, mais qui ont toutes l'avantage de contribuer à tisser ce lien social essentiel à l'équilibre de notre quotidien.
Toutes les informations, bien sûr, ne constituent pas des sources équivalentes d’inattendu. Mais il n'en demeure pas moins que tout contact avec des informations surprenantes, inhabituelles ou décalées, peut à tout moment constituer une opportunité qui nous ouvrira un champ inattendu de possibilités, que ce soit dans notre vie professionnelle ou notre vie personnelle.
Le territoire inattendu.
Les territoires représentent la troisième forme d’inattendu et probablement la plus complexe. L'occasion imprévue et favorable est en effet souvent celle qui va aussi nous permettre d'aborder puis d'explorer des univers, des domaines et des mondes nouveaux, c'est-à-dire des champs d'action sur lesquels nous n'avons jamais eu l'occasion d'aller. L'histoire de notre vie est aussi l'histoire de nos explorations, ou plutôt celle des différents « mondes » que nous avons découvert un jour, par surprise, avant d’entreprendre de les explorer
Mais qu'est-ce qu'un territoire ? Il s’agit en fait d’un lieu physique ou virtuel que nous allons découvrir, par hasard, par surprise. Nous n’avions rien planifié ou anticipé mais nous avons, suite à un concours de circonstances fortuit, vécu une expérience de vie (heureuse ou malheureuse) qui ne faisait absolument pas partie de nos plans initiaux mais les a durablement réorientés.
La demande inattendue.
Situées à la croisée des chemins entre la rencontre, l'information et les territoires, apparaissent maintenant les demandes imprévues qui nous arrivent, essentiellement celles qui nous sont faites et qui constituent une base essentielle de l'échange avec les autres et le monde. Il arrive bien sûr que l'on obtienne ce que l'on attendait sans avoir rien demandé. Mais dans ce dernier cas, c'est souvent que notre muette sollicitation a été perçue par quelque oreille plus sensible que la moyenne.
D'où aussi cette idée selon laquelle l’inattendu se présente souvent pour nous sous la forme d'une demande, c’est-à-dire d'une sollicitation surprenante à laquelle nous ne nous attendions pas. Nombre d'occasions inattendues apparaissent en effet sous forme de demandes en tous genres et autres sollicitations imprévues en provenance de notre entourage ou de notre environnement. Demandes de contact ou de conseil, d'affection, d'aide ou de soutien, d'information ou de service, de solution ou de collaboration, toutes recèlent en elles des potentialités nouvelles.
L'accident inattendu.
Ainsi, nombre d’événements inattendus de la vie apparaissent-ils au contraire comme de véritables « accidents » au sens littéral du terme, c'est-à-dire des événements extérieurs fortuits et totalement imprévisibles, des discontinuités intervenues par hasard dans l'ordre naturel des choses et ayant constitué pour nous, finalement, une sorte de bifurcation, de carrefour de vie ouvrant devant nous de nouvelles possibilités.
L'accident, l’aléa, le pépin ou la mésaventure, c'est ce qui rompt l'uniformité et nous prend par surprise sur le terrain jusqu'à présent balisé de notre existence. Ce terrain relativement plat et à l'horizon dégagé, se révèle tout à coup inégal, mouvementé, varié et recelant des zones jusqu'alors cachées à nos propres yeux. L'accident, c'est en quelque sorte l'intrusion violente de l’inattendu dans le quotidien ; c'est quand l'horloge bien huilée des habitudes et des plans d'action se dérègle brutalement, nous laissant face à des possibilités renouvelées.
Car tous les accidents, c’est heureux, ne sont pas nécessairement dramatiques. Certains peuvent même être d'une grande banalité, sortes de grains de sable inattendus dans le cours habituel des choses, légères bifurcations par rapport à la ligne droite d'une vie bien réglée, etc. Leur seul point commun, et c'est en cela qu'ils sont des ingrédients de vie, c'est justement leur caractère inattendu. C'est le fait qu'ils conduisent tôt ou tard à l'apparition de possibilités et d'opportunités nouvelles, mais qui étaient totalement invisibles avant que l'accident ne se produise, des possibilités et des opportunités qui ne se révèleront qu’à travers lui et grâce à lui.
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[1] Philippe Gabilliet, Eloge de l’inattendu ou l’art de se laisser surprendre, Saint-Simon, 2021.
[2] Emotions qu’illustrent merveilleusement les tribulations de tous les personnages du film d’animation « Vice-Versa » (Disney / Pixar, 2015)
Philippe GABILLIET, professeur-associé à ESCP (Paris)
Auteur de la formation "Oser inventer le futur"
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