L’essor de la finance verte et responsable continue d’être exponentiel. On a pu observer aux mois de septembre et novembre un produit (presque) totalement nouveau se développer : les obligations vertes ou responsables dont la rémunération est indexée sur la performance ESG de leurs émetteurs. On les appelle obligations durables, ou en anglais Sustainability-linked bonds (SLBs).
Nos lecteurs les plus pointus se rappelleront que nous avions déjà vu une opération de ce type dès septembre 2019*. L’énergéticien italien Enel avait en effet émis une obligation d’une durée de 5 ans, dont le coupon doit augmenter de 25 points de base (0,25 %) si Enel n’atteint pas, à horizon de 2 ans, une proportion de sa capacité de production à 55 % en électricité renouvelable. Mais cette opération, pourtant saluée par le marché, était restée isolée, laissant penser que le produit n’avait pas trouvé sa place chez les investisseurs, au contraire des émetteurs très demandeurs de pouvoir recourir à ce type d’instrument. Ce type de produit financier, dont la rémunération est (marginalement) indexée sur la performance ESG de l’émetteur, est devenu assez fréquent sur le marché bancaire. Les prêts indexés sur la notation ou des objectifs ESG existent depuis 2016. Pour les grandes entreprises européennes, il est maintenant de bon ton, si ce n’est essentiel, que les renouvellements de RCF (ligne de liquidité) intègrent cette composante (Shell, Pearson, Philips, Danone, Iberdrola, Generali, Gecina, EDF, Edenred, etc.). Cette tendance gagne maintenant l’Asie (Wilmar, Olam), et même les États-Unis (CMS Energy, Avangrid, JetBlue).
Les banques sont-elles plus avancées que les investisseurs obligataires dans leurs considérations ESG ? Nous ne le pensons pas. Elles sont en revanche plus proches de leurs clients et sont à même d’accepter plus naturellement les objectifs ESG que l’entreprise s’impose à elle-même.
Le marché obligataire a historiquement choisi une voie différente en demandant une utilisation des fonds levés par l’entreprise (un fléchage) vers des investissements environnementaux (green bonds) ou responsables/durables (sustainable bonds).
Cette pratique a le mérite de la simplicité : les investisseurs sont ainsi sûrs qu’ils financent des investissements ESG. Mais cette pratique a également ses inconvénients :
- Les entreprises dont les investissements sont faibles ne peuvent pas émettre ce type de produit, et ce même si leur politique ESG était volontariste. Le marché était ainsi largement réservé aux services publics, groupes industriels et immobiliers ;
- Les investissements verts ou durables de l’émetteur auraient certainement été réalisés qu’ils soient financés par des obligations vertes/durables ou pas. Ainsi, les investisseurs ne contribuent pas nécessairement à une politique plus ESG de l’entreprise ;
- Même si la politique générale ESG de l’entreprise était étudiée par les investisseurs dans ces produits (une entreprise peu scrupuleuse en termes d’ESG ne pourrait pas émettre une obligation verte), l’instrument lui-même n’est pas lié à cette politique générale de l’entreprise, mais bien à un (ou plusieurs) projet(s) spécifique(s) ;
- Enfin ces obligations demandent un travail supplémentaire aux équipes finance et ESG pour suivre, documenter et reporter les investissements réalisés. Cette surcharge de travail s’ajoute au suivi des objectifs ESG généraux que l’entreprise se fixe et communique au marché. Si l’adhésion à l’origine permet d’embarquer les équipes et d’aligner leurs objectifs, le suivi dans la durée, avec des interlocuteurs qui changent en interne et des nouveaux venus qui ne voient que le surcroît de travail sans avoir eu les honneurs de la communication initiale, est parfois problématique.
Enel, qui avant son obligation de septembre 2019 avait déjà émis trois obligations vertes, avait lancé cette nouvelle obligation avec comme utilisation des fonds le financement des besoins généraux de l’entreprise, comme c’est le cas pour la plupart des emprunts obligataires. Le caractère ESG étant garanti par une sanction financière (un malus sur le taux d’intérêt) à la non-atteinte d’un objectif ESG clair et mesurable.
En septembre et octobre 2020, cinq groupes sont venus sur le marché pour émettre ce même type d’obligations : le groupe de luxe Chanel, le groupe pharmaceutique Novartis, le papetier brésilien Suzano, Enel à nouveau et, tout dernièrement, le producteur et distributeur d’électricité américain NRG Energy. Cela apparaît donc comme une évolution effective du marché (et non une tentative isolée comme avait pu l’être la première émission d’Enel).
Ces émissions ont le mérite d’aligner les produits financiers avec la stratégie globale de l’entreprise en matière ESG. En effet, les critères d’évolution de la marge sont choisis parmi les objectifs plus globaux que l’entreprise se fixe en matière ESG. La communication de l’entreprise dans ce domaine est donc plus lisible pour les investisseurs. Le critère est simple : ne refléter qu’une partie de la politique ESG de l’entreprise (les émissions de CO2 et la part de renouvelable pour Enel, les émissions de CO2 pour Suzano, la proportion de patients à faibles revenus pour certaines thérapies pour Novartis, les émissions de gaz à effet de serre et l’utilisation d’électricité produite à partir de renouvelable pour Chanel, les émissions de gaz à effet de serre pour NRG). Les objectifs qualitatifs ou plus complexes à mesurer ne peuvent pas être capturés, mais qu’importe.
Les objectifs proposés aux investisseurs obligataires peuvent également être alignés avec ceux proposés aux banques pour les prêts verts ou durables que l’entreprise met en place.
La diversité des secteurs est encourageante. Cela démontre en effet que ce type de produit s’adresse à toutes les entreprises et non uniquement à celles qui ont des investissements importants à réaliser. Ainsi, si Enel et Suzano avaient émis des obligations vertes par le passé, ni Chanel, ni Novartis ne l’avaient fait. On peut noter la diversité géographique des émetteurs (Italie, France, Brésil, Suisse et, tout dernièrement, les États-Unis). Enfin, on peut noter également la diversité des notations : AA-/A1 pour Novartis, BBB+/Baa2 pour Enel, BBB-/Ba1 pour Suzano, BB+/Ba1 pour NRG, Chanel étant non coté, toute la palette (hors pur high yield) !
Certains esprits chagrins pourraient regretter que l’ajustement de la marge des obligations ne soit que dans un sens : à la hausse en cas de non-atteinte des objectifs ESG fixés (ce qui est le cas pour les prêts bancaires indexés sur la performance ESG). Facialement, ce serait donc toujours l’entreprise qui perdrait potentiellement. Les investisseurs obligataires seraient-ils demandeurs d’ESG sans vouloir payer ? Ce constat serait une réalité si l’émission était faite au départ à des conditions identiques à une émission classique. Or, on observe qu’à l’émission, l’entreprise bénéficie de conditions avantageuses. En effet, certaines émissions sont réalisées avec une prime d’émission négative, alors que suivant les conditions de marché celles-ci sont généralement comprises entre 5 et 20 points de base.
Remarquons que le marché semble s’éloigner de l’idée d’indexer un produit financier sur une notation ESG (déterminée par une agence spécialisée comme, par exemple, Vigeo Eiris, Sustainalytics). Cette option avait été retenue pour certains prêts bancaires avec label ESG. Il est vrai que ces notations sont souvent des boîtes noires pour les entreprises qui n’ont pas une lecture claire de la méthodologie appliquée par les agences et de son évolution potentielle. Même si ces agences sont respectables et sérieuses, les entreprises préfèrent se lier à des critères qu’elles se sont fixées et sur lesquels elles ont une certaine influence (ce qui ne veut pas dire que les objectifs sont faciles à atteindre bien sûr). On les comprend !
Nous pensons donc qu’il s’agit là d’une évolution majeure du marché, ouvrant les produits ESG à un univers beaucoup plus large qu’il ne l’était jusqu’à présent.
La démarche semble même se diffuser à d’autres produits : Schneider ayant émis cette semaine une obligation convertible durable retenant le même principe d’indexation de la rémunération sur des objectifs ESG.
Longue vie aux obligations durables, alias SLBs !
Pascal Quiry et Yann Le Fur, Vernimmen.net
* Que nous avions commentée sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen.
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